Quand le corset est-il mort ?

Je me promenais dans un de mes volumes de magazines anciens (La Famille, 1909) et je suis tombée sur ça :

La Famille, 30 mai 1909

C'est pas tout à fait un corset selon le référentiel de la Belle Époque. Le magazine appelle ça une "ceinture". Bon, une ceinture avec des baleines, un busc, des jarretelles, et réalisée dans un tissu pour corset. Un genre de proto-gaine, quoi.Par contre, pas de laçage pour adapter la "ceinture" ou modeler plus fermement le corps avec.

"Ce modèle fort simple de ceinture est en même temps pratique. Il peut se faire en batiste spéciale pour corset. [...] Cette ceinture maintiendra fort bien les hanches et pourra se mettre le matin en se levant."

Dans le même volume, j'ai aussi trouvé ceci :

La Famille, 24 janvier 1909

Cette fois, il y a un laçage au dos, mais pas de busc (le texte précise même qu'on peut simplement coudre fermé le devant). Là encore, c'est fait dans du tissu à corset, mais ça couvre encore moins de surface et ne doit pas modeler grand chose. dans notre référentiel actuel, je dirais que c'est... juste un porte-jarretelle.

"Voici le modèle d'une ceinture à jarretelles, extrêmement pratique et facile à faire à la maison. Cette ceinture est en coutil, baleinée sur les côtés, ainsi que l'indiquent les lignes pointillées du dessin. Elle s'attache devant à l'aide de boutons ordinaires ou de boutons-pression posés sur une baleine souple et est lacée par derrière. [...] Cette ceinture est parfaite pour la maison ou les sports. On porte souvent avec un soutien-gorge."

Donc on ne parle pas de porter ça avec un corset - d'ailleurs les gravures montrent les "ceintures" juste posées sur la chemise (ou la combinaison ou autre dessous du dessous - Wearing History a fait deux excellents articles sur la variété et la diversité des sous-vêtements du début du 20ème siècle).

C'est la première fois que je tombe sur une source attestant la disparition du corset aussi tôt. Disparition partielle, uniquement dans un cadre informel (chez soi, en tenue du matin en attendant de s'habiller pour sortir) ou pour le sport.

Un autre texte, daté de mai 1909 dans le même magazine, développe un peu plus :

"Depuis quelques années, une grande modification s'est faite dans la ligne de la taille d'une femme. Si nous regardons une gravure de mode avant l'apparition du corset droit et que nous la comparions avec une d'aujourd'hui, quel changement !"

Le corset droit, c'est celui de 1900, le corset "édwardien" ou "en S". Remettons dans le contexte de quoi il est question :

La Mode Pratique, 8 juin 1901

Je vous mets le lien pour pouvoir aller zoomer et lire le texte de 1901 au passage.

"Jadis, le rêve était d'avoir la plus fine taille possible, les hanches arrondies, la poitrine saillante. Rien n'était moins esthétique et moins conforme aux lignes naturelles du corps humain.
Des organes étaient comprimés, déplacés quelquefois, et de graves troubles causés dans l'organisme par ce corset meurtrier. La Faculté s'émut, les médecins firent campagne ; les artistes s'en mêlèrent. La mode enfin intervint et nous eûmes le corset droit.
Respectant, paraît-il, l'organisme en laissant à l'aise l'estomac et les poumons, il devait encore être dangereux pour les intestins et les délicats organes féminins. Et si la silhouette où la femme cherchait à rappeler la guêpe était peu esthétique, celle que donnait à beaucoup le corset droit était quelquefois ridicule."

Je vais le redire encore une fois (même si je pense que la plupart des lecteurices de ce blog sont déjà convaincu-e-s) : faut arrêter de répéter des arguments qui datent littéralement du 19ème siècle quand on parle des corsets. "C'est pas bon pour la santé", "ça comprime les organes", "ça tue des gens", "ça empêche de respirer", "ça cause des cancers"... On a un peu plus de connaissances en médecine de nos jours, siouplé quoi !

"Bientôt la mode fit triompher les formes Directoire et Empire. Or, rien n'est aussi différent que la silhouette exigée par ces formes et celle du corset droit.
Aussi, beaucoup d'élégantes y ont-elles renoncé. Celles (bien rares) auxquelles la jeunesse et l'impeccable taille permettent la suppression du corset, se contentent d'une doublure de robe baleinée. Les autres (elles sont légion), ont adopté une brassière basse, très douce à porter, et donnant à la silhouette la ligne rêvée.
Mais si cette brassière suffit aux femmes minces, celles un peu plus fortes ont besoin d'une ceinture maintenant hanches et abdomen. Beaucoup de formes ont été essayées. Une entre toutes atteint la perfection. Dans notre n°22, nous vous donnerons ce modèle avec des explications pour le faire."

Donc, selon le magazine, on peut envisager de ne pas mettre de corset... si et seulement si on a une silhouette jeune et "impeccable". Qu'est-ce qu'on met derrière ce mot ? Sans doute une absence de creux, bosses, bourrelets et irrégularités du corps ? Mais même pour ces rares chanceuses, la robe est encore baleinée.
Pour les autres on envisage la "brassière basse" - je ne suis pas encore, à ce stade de mes recherches, certaine de ce que c'est précisément que cette chose-là.

La zone du corps qu'on cherche à lisser en 1909, c'est en dessous de la taille, "hanches et abdomen" (le soutien de la poitrine, c'est visiblement moins important). Du coup, on nous propose la sorte de gaine avec jarretelles que je vous montrais en début d'article. Petit diagramme de la chose :

 

En pointillés, les zones où viennent s'attacher les jarretelles. Le baleinage est minimal - au milieu dos (non marqué sur le diagramme, mais indiqué dans la description), au milieu devant (le busc, c'est rigide, ça compte comme une baleine aussi) et sur la pièce 3, donc sur l'arrière de la hanche.
Avant qu'on me dise que les femmes auraient abandonné le corset avant 1910, la suite du texte :

"Mais un grand nombre de femmes préféreront toujours le vrai corset."

On n'en est pas encore à se passer de "ce vêtement si important pour l'habillement féminin" (ibid.). Mais je trouve toujours ça intéressant de relever les éléments qui indiquent que non, le corset n'a pas subitement disparu de la mode féminine avec Paul Poiret/la Première Guerre Mondiale/Coco Chanel (rayez les mentions inutiles).

La mode est un truc qui évolue, et si les magazines d'hier et d'aujourd'hui adooorent utiliser la rhétorique du changement immédiat et radical, c'est beaucoup plus nuancé dans les faits.
Merci d'être venu-e-s à mon TED talk ^^